L’Orgue

L’article suivant est de la propriété de Monsieur Francis PROD’HOMME. Il est diffusé avec son aimable autorisation.

Métamorphoses et avatars de l’orgue de Pontorson

Âme de la cité, témoin des heures essentielles de la vie humaine, l’orgue est porteur de toute une histoire que nous allons tenter de vous donner en partage. L’orgue Saby de Pontorson niché au cœur de son église romane est un chef d’œuvre reconnu de tous. Sans lui, jamais notre localité n’aurait eu le privilège de connaître depuis bientôt trente ans des saisons de concerts de très haute qualité et des liturgies magnifiques qu’il rehausse avec éclat. Et pourtant, la vie de cet orgue est semblable aux chemins creux qui, jadis, sillonnaient notre bocage, sinueux, malaisés, imprévisibles. Nous aimerions retracer une chronologie sans faille, un tissu du temps sans accrocs, ni trous ni déchirures. Les orgues naissent de la volonté des hommes, ils portent donc la marque « de ce sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant » selon Montaigne.

Au commencement étaient Daublaine et Callinet…

Notre conte de fée commence en 1843 lorsque l’on installe dans la cathédrale de Rennes un orgue de chœur bâti par Daublaine et Callinet, deux facteurs d’orgues de grand renom qui, installés à Paris en 1839, ont marqué leur temps par la qualité de leur ouvrage. Orgue de chœur, il était composé de huit jeux, dont le descriptif est annexé au présent article. Juché en tribune en fond de nef, il masquait alors les trois fenêtres qui, aujourd’hui, illuminent le granit d’une lumière mordorée au couchant de l’été. Nous ignorons le parler de l’époque de cet orgue car nul magnétophone ne conservait les sons laissés alors à leur intrinsèque volatilité. Pour avoir une idée de son accent particulier, il faudrait aller entendre un orgue contemporain bâti par les mêmes facteurs et qui aurait été conservé « dans son jus » sans les altérations que chaque génération apporte aux orgues. Rien n’est plus capricieux que la mode, et les orgues n’y échappent pas. Pourtant il existe de merveilleux hasards : par exemple l’orgue de Saint-Maximin du Var en Provence. L’organiste de cet orgue de chœur Daublaine et Callinet de la cathédrale de Rennes était un élève de Boëly, un des grands maîtres du 19ème siècle qui a laissé une œuvre considérable. Admirateur de Bach, il n’était pas homme à tolérer un élève de trempe médiocre !

Puis vint Merklin…

Quelques années plus tard en 1859, la firme Merklin et Schütze transforma cet orgue modeste en un instrument de 15 jeux. Merklin décide plusieurs changements techniques, ajoute des jeux de fond et des anches et retire le Nazard et la Doublette que l’on verra réapparaître plus tard. « Votre orgue ancien avait déjà belle allure… et du matériel. » me confia le père Bernard Jehan à qui nous devons ces sources d’information. Et les années passèrent jusqu’à la fin des années 60.

De Rennes à Pontorson…

Fort probablement à l’occasion de l’agrandissement de la cathédrale de Rennes, cet orgue fut vendu à l’église de Pontorson pour la somme de 10 000 francs, installé par Merklin et inauguré en 1868. Il semble qu’aucun événement marquant ne soit intervenu pendant la fin du 19ème siècle et le début du 20ème : accord bi-annuel régulier, à la Pentecôte et à Noël, c’est à dire aux changements de saison. Rien de pire pour un orgue, en effet, que les variations climatiques, et il est inévitable que les orgues se désaccordent. Pas plus que chez les hommes, l’harmonie absolue et définitive n’existera jamais.

Gloton et Le Mintier…

Il faut attendre 1922 pour avoir de nouvelles informations sur la vie de notre orgue. Deux facteurs Nantais, Gloton et Le Mintier, avaient repris en 1919 la firme Louis Debierre qui a laissé un grand nom dans l’histoire de la facture d’orgues. L’orgue de Notre-Dame de Granville ou celui de Saint-Léonard de Fougères, entre autres, en sont de remarquables témoins. Gloton blanchit les touches des claviers, intervient sur la Voix céleste, sur la Trompette et le Clairon et dote l’orgue d’une soufflerie électrique. Que se passa-t-il entre 1922 et 1950 ? Grand blanc, les travaux et les jours, la guerre, les dures années de l’occupation allemande, la libération et la reconstruction. Pour l’instant pas d’archives. Pourtant, en 1950, intervient Beuchet-Debierre, industriel de l’orgue qui reprit les activités de l’ancienne firme Debierre en 1945. Lors d’un de ses passages via Pontorson, Humberger, un des membres de la firme Beuchet-Debierre, visite l’orgue de Pontorson et laisse un rapport manuscrit : l’orgue est visiblement laissé à l’abandon, la proie des chauve-souris (?) qui auraient, selon lui, été responsables de l’oxydation des languettes des jeux d’anches, bref l’orgue est injouable ! Le curé de l’époque, l’abbé Henri Guérin, reçoit un devis de relevage et ne lui donne aucune suite.

Mystère, mystère…

Pourtant, Jean Plessis, né à Pontorson en 1948, se souvient de sa mère jouant cet orgue quand, bambin de trois ans, il l’accompagnait à la tribune. De plus un autre témoin du temps, Dominique Dumont, jouait les premières pages de « L’Organiste » de Franck sur cet orgue en 1970. Le 8 avril 1973, une Commission Départementale des Orgues se réunit à Pontorson et fit une expertise de l’orgue. Selon les conclusions de cette commission, l’orgue était « en bon état de fonctionnement » moyennant un certain nombre d’interventions techniques : réglages mécaniques, dépoussiérage, accord général. Donc, rien de bien grave en effet. Or, à peine un an plus tard, le Conseil Municipal de Pontorson décide de confier à la Maison Saby de Saint-Uze dans la Drôme le démontage et le transport de l’orgue dans leurs ateliers, où l’orgue attendra dix ans avant de revivre. Que penser ?

La restauration froidevallienne…

Dans le contexte de cette histoire est la restauration de l’église par Yves-Marie Froidevaux (1907-1983) qui prit place dans ces années 1970-1976. Cet architecte était un partisan radical de la remise à nu des édifices qu’il était chargé de restaurer. Ainsi l’Abbaye du Mont-Saint-Michel, Lessay, Notre-Dame sur l’Eau à Domfront, et bien d’autres. Nous percevons l’idéologie froidevallienne à l’ְœuvre dans la restauration de l’église de Pontorson : le roman, c’est l’austérité, la sévérité, l’aspérité de la pierre. C’est aussi peut-être la matérialisation d’une prière que portait en son art dépouillé l’idéal des fils de Saint Benoît. Cette volonté de décapage systématique l’entraîna à décider la démolition de la tribune de l’orgue. Celle-ci en effet masquait la magnifique façade ouest de notre église. A part son homologue quelque part en Syrie, l’ordonnancement de cette façade serait unique au monde. Que faire de l’orgue, donc ? Probablement peu joué, peut-être remplacé par un harmonium, sans personne, sauf le curé, pour en prendre soin, la décision fut vite emportée. Beuchet fournit un devis, Saby en fournit un autre, moins élevé, et ce dernier l’emporta, au grand dam de Beuchet ! La délibération du Conseil Municipal du 14 juin 1974 devraient être une clé de compréhension de cette décision. On alla vite : l’orgue fut mis en caisse et expédié à Saint-Uze et…là il allait dormir pendant dix années. C’était l’Arlésienne des compagnons de Henry Saby, qui en faisaient des gorges chaudes. On attendait que la Belle au Bois Dormant se réveillât et que le potiron se métamorphose en carrosse quand la minuit fut sonnée !

Quand la citrouille devient carrosse…

Il fallut attendre 1984 pour voir apparaître l’orgue que nous connaissons aujourd’hui. Dois-je dire que, quelque part, une intervention du ciel métamorphosa ce qui était en jargon du monde de l’orgue « une grosse pompe à cantiques » en une petite merveille de l’art organologique que tous admirent sans partage. En effet, Henry Saby, dès mai 1974, fit l’inventaire de cet orgue qui arrivait dans ses ateliers et découvrit de fort beaux tuyaux, certains datant sans doute du Daublaine et Callinet des origines. Emporté par son enthousiasme, il écrivit au curé de l’époque, l’abbé Maurice Leclerc, pour lui proposer à partir de ces éléments de bâtir « un bon petit orgue qui sonnera très bien dans votre belle église sans ruiner les finances communales. » Il écrivait encore : « Seuls les tuyaux méritent le respect, le reste est inutilisable et ne vaut pas la peine de la restauration. Ce qu’il vous faut, c’est un orgue neuf. » Le budget était modeste, comme l’homme, très frugal, l’était dans sa vie domestique. Or, entre les mains du Conservateur Régional, Yves Lescroart, et du Technicien Conseil, Jean-Pierre Decavèle, le projet initial prit une tout autre dimension, telle que le prévoyait l’habile Saby en disant : « Ne vous laissez pas enfermer dans un petit projet, plus tard, vous souhaiterez avoir d’autres jeux, mais il sera trop tard ! » Volonté conjointe du maire Michel Judas et du curé Maurice Leclerc ? La main céleste voulut aussi que le facteur Jean-François Dupont, aujourd’hui célèbre créateur d’orgues prestigieux, tels celui de l’Abbatiale Sainte-Croix de Lessay, de l’église Saint-Pierre de Caen, de l’Abbatiale de Kergonan, pour ne citer que ceux-ci, avait rejoint l’équipe d’Henry Saby dont la réputation bénéficia de la « patte » du génial Dupont. Entre les mains des personnes mentionnées plus haut, nous avons aujourd’hui un orgue de dix huit jeux réels d’une rare qualité posé au sol dans le bras sud du transept, quittant les hauteurs d’une tribune loin des yeux et loin des assemblées pour venir chanter en leur milieu, non loin du chœur. Jean-François Dupont fut l’auteur de l’harmonisation de l’orgue : esthétique baroque allemande, idéale pour tout le répertoire du 16ème au 19ème siècle et même contemporain.

Jean Galard…

La première partie des travaux fut inaugurée par l’organiste Jean Galard, à l’initiative de Michel Judas, le 28 octobre 1984. La composition était la suivante : Grand-Orgue : Montre 8’, Prestant 4’, Doublette 2’, Fourniture 4 rangs, Bourdon 8’. Positif : Flûte à cheminée 8’, Flûte 4’, Octave 2’, Nazard 2’2/3, Voix humaine 8’. Pédalier : Soubasse 16’, Flûte 8’, Choral basse 4’. Les jeux d’anches : Trompette 8’, Clairon 4’ au Grand-Orgue, Posaune 16’ au pédalier et Tierce 1’3/5, Cymbale 3 rangs au Positif furent ajoutés en 1989. Afin de s’intégrer à l’esthétique de l’église, le parti fut pris de construire un orgue aussi étroit que possible divisé en trois sections : les jeux de pédale en soubassement, les jeux de positif à gauche et les jeux de grand-orgue à droite. L’orgue pouvait être considéré comme terminé. L’organiste manchois Vincent Genvrin en donna le concert inaugural qui, peut-être, mettrait un point d’orgue à son l’histoire si celle-ci s’arrêtait le jour de son inauguration solennelle, où se presse la foule qu’on ne reverra que lors de rares occasions…

Et puis vinrent Claude Ménard et son Conseil Municipal …

1989 fut année d’élections qui mirent Claude Ménard et son équipe à la tête de la Municipalité de Pontorson. Faisant l’inventaire du patrimoine et désireux de le promouvoir, cette nouvelle équipe découvrit l’existence de l’orgue récemment remis en place et voulut qu’il serve d’autres buts que le simple accompagnement des liturgies catholiques. C’est ainsi que naquit « Musiques à Pontorson ». Il s’agissait au départ de faire entendre l’orgue sous les doigts, et les pieds, de jeunes virtuoses au zénith de ses capacités. En fin de saison, Claude Ménard s’exprimait ainsi : « Si nous ne savions pas très bien où nous allions, l’expérience a été globalement positive et nous souhaitons qu’elle se poursuive à l’avenir. » Ainsi était lancée l’aventure que nous continuons à vivre depuis lors. Aventure pour tous les Pontorsonnais, fiers de leur orgue, même s’ils ne viennent pas tous aux concerts, mais aussi pour les organisateurs qui depuis ces quelque trente ans mènent tambour battant cette animation culturelle. L’orgue est et restera au cœur du projet culturel de « Musiques à Pontorson » lieu de découverte de la musique vivante et créatrice d’émotions partagées au-delà de toutes différences de croyances, de cultures et de provenances.

Le polyuréthane, hélas…

On se doute que le devis d’origine avait été dépassé de beaucoup. Par souci d’économie, décision fut prise d’utiliser le polyuréthane pour réaliser les joints des laies et des sommiers. Illusion, car après à peine quinze ans d’existence, le polyuréthane s’était transformé en poussière, l’air fuyait de partout et l’orgue était devenu un vieillard époumoné. Il devait être entièrement démonté et nécessitait le travail de quelque six mois en atelier pour lui restituer sa jeunesse, son souffle et sa force avec cette fois-ci des peausseries en mouton, imputrescible. Ce relevage eut lieu en 2002 et fut l’occasion de montrer ce travail à environ cinq cents élèves des écoles de Pontorson. La presse a fait un remarquable travail d’information et les Pontorsonnais ont retrouvé « leur » orgue plus beau que jamais sous l’experte houlette du maître André Isoir qui guida l’équipe de Pierre Saby.

Un Basson de seize pieds…

La mécanique fut entièrement réajustée avec une précision implacable, terreur et délice des organistes. Cet orgue, par la clarté de son timbre et sa qualité de transmission, est un outil exceptionnel d’apprentissage de ce jeu délié qui restitue l’allégresse de la musique.

Le Posaune de 16’, quant à lui, était encastré dans le soubassement, sans espace pour résonner à l’aise. De plus, la différence de température entre le soubassement fermé et les jeux des claviers manuels en hauteur était la cause d’un désaccord quasi permanent. Aussi le projet fut-il conçu de remplacer ce Posaune peu efficace par un Chalumeau de 4’, « belle voyelle faite pour sonner le choral en pédale », dixit Isoir, en attendant le jour béni où un véritable Basson de 16’ en bois installé derrière l’orgue viendra lui donner l’assise sonore digne de la majesté de l’église, indispensable dans les grands traits de pédale des chefs d’œuvre de la littérature baroque et soutien magnifique des liturgies. Combien d’organistes de grand renom sont venus toucher cet orgue à la faveur des programmes de concerts ? Plusieurs dizaines au moindre mot. A chaque fois, la même remarque leur vient aux lèvres : « Mais, cet orgue, magnifique, est incomplet, il lui manque son anche de 16 pieds de pédale ! » Le projet est en gestation depuis 2002, dans les cartons des pouvoirs publics. Si l’orgue est l’âme de notre ville, nous avons le devoir de transmettre à la génération qui nous suit un instrument non pas « terminé », mais complet, achevé selon les canons de l’art.

André Silbermann…

« L’église romane est un orgue de pierre. » Quand André Silbermann, grand facteur alsacien du 18ème siècle, était convié dans une église pour établir un projet d’orgue, il faisait sonner sa canne contre les dalles et appréciait l’acoustique de l’édifice. S’il sentait que la sonorité de l’église était terne et ne servirait pas l’éventuel orgue comme il l’entendait, il se prétendait soudain très occupé pendant quelque dix ans et conseillait aux marguilliers de s’adresser à des confrères plus disponibles. S’il était jamais venu à Pontorson, André Silbermann n’aurait eu aucun mal à trouver le temps de construire un orgue.


La double naissance de l’orgue de Pontorson

Ecrit sur l’eau.
Pourquoi, lecteur, évoquer la mémoire de John Keats en exergue de cet article ? Sur la stèle mortuaire de ce dernier sont gravés ces mots : « Ici repose un homme dont le nom était écrit sur l’eau. » Cette phrase, Keats l’avait lui-même tracée dans l’une de ses lettres que l’on publia après sa mort. Tant il a été dit et écrit sur l’omniprésence de la symbolique de l’eau dans nos cultures qu’y ajouter ici serait superflu. Pourtant, si nous nous sommes intéressés à l’histoire de l’orgue de Pontorson dans un précédent travail de mémoire, (Avatars et métamorphose de l’orgue de Pontorson, Résurgence 2018), cet instrument serait resté à l’état de machine inerte sans la volonté collective de le faire vivre à la fois par son usage liturgique et par la vie culturelle qu’il a générée. Or, qu’il y a-t-il de plus évanescent que la musique qui naît et meurt au même instant de sa création ? Et s’il n’existait pas des témoins de ces moments, ceux-ci disparaîtraient à tout jamais dans les eaux de l’oubli. Ce que nous avons fait, nous l’avons écrit sur de l’eau. C’est la raison pour laquelle nous souhaitons apporter notre témoignage sur la vie artistique qui est née autour de cet orgue, et, qui sait, graver quelques signes à déchiffrer par ceux qui nous suivent.

1989, les édiles et les clercs.
Nous étions en mai 1989. Le nouveau conseil municipal de Pontorson, sous la guidance de Claude Ménard, faisait un état des lieux. Des factures substantielles concernant l’orgue se présentaient au paiement. En effet, la première partie de la construction de l’orgue avait été accomplie en 1984 sous la houlette de Michel Judas, alors maire de Pontorson pour la seconde fois. En relation avec le curé de l’époque, le père Maurice Leclerc, Michel Judas avait lancé la restauration de l’église, achevée en 1976, et la réfection de l’orgue. Celui-ci resta dans les soutes de la firme Saby pendant une dizaine d’années. Michel Judas quittait la mairie en 1977 et ne reviendra qu’en 1983. Cette interruption dans son mandat de maire est, semble-t-il, l’explication plausible de cette interruption dans la restauration de l’orgue. Sans ces hommes, Michel Judas, Maurice Leclerc et plus tard Armand Ganné, l’orgue tel qu’il est aujourd’hui n’aurait jamais vu le jour. L’orgue, on le sait, est situé dans le transept sud de l’église, à deux pas du baptistère. Or, le sol de cette partie essentielle de l’église est non pas dallé, mais constitué de galets de la baie du Mont-Saint-Michel. Ainsi ces pierres polies par l’action de l’eau deviennent un symbole dont la force éclate aux esprits. L’artisan de cette création est le père Maurice Leclerc lui-même qui confessait avoir rassemblé là tous les galets qu’il avait ramenés de ses promenades en baie…Son successeur, le père Armand Ganné, nommé curé de Pontorson en novembre 1977, eut la volonté de soutenir le projet de reconstruction de l’orgue et de lancer une collecte auprès de la paroisse pour participer au financement de l’orgue, sans faire appel ni au Département ni à l’Etat. L’ensemble du financement était donc exclusivement pontorsonnais. Une fois l’orgue installé, Armand Ganné prit une initiative habile et heureuse. L’orgue n’est pas un instrument de maniement facile, surtout comme celui de Pontorson reconstruit selon le mode baroque ancien : pas de boîte expressive, traction entièrement mécanique à la précision redoutable, aucune de ces commodités que l’électronique permet aujourd’hui de s’offrir pour le confort ( ?) ou … par égard pour les capacités limitées des organistes ! Les deux premières organistes, malvoyantes, Thérèse Leludec et Madeleine Prioul, durent se mettre à cet apprentissage, bon an mal an, car le curé décida de vendre l’orgue électronique qui avait servi pour l’accompagnement des messes depuis le transfert de l’orgue chez le facteur Saby. Claude Ménard posa la question au conseil municipal nouvellement installé : ne convenait-il pas que cet orgue serve aussi pour la vie culturelle de Pontorson au-delà de l’usage proprement liturgique ?

Des concerts dans l’église.
Organiser des concerts ? Certes, mais il y faut des compétences multiples qui ne sont pas l’apanage de tout un chacun. Parmi les conseillers de l’équipe Ménard, Nicolas Simonnet, alors conservateur de l’Abbaye du Mont Saint-Michel, offrit ses services : il connaissait quelqu’un qui peut-être pourrait faire l’affaire. Il vint me voir en mai 1989 et me proposa le projet d’organiser une saison de concerts d’orgue. C’est ainsi que nous allions nous lancer dans cette grande aventure. A mon actif, j’avais une expérience d’organiste, l’ayant été de 1969 à 1976 à l’Abbaye du Mont-Saint-Michel, dans la mouvance de la communauté bénédictine de Bruno de Senneville. Je connaissais d’excellents organistes, ayant participé à plusieurs académies organisées à l’Abbaye de la Lucerne par le père Marcel Lelégard et François-Henry Houbart à la fin des années 1980. La Ville mettait à disposition un budget, modeste certes mais palpable, d’autant qu’il avait été décidé que l’entrée aux concerts serait gratuite mais que les organistes seraient rémunérés, condition sine qua non de l’engagement. Mais il restait tout à faire et à inventer avec les moyens du bord, de l’énergie et de l’astuce. Dois-je avouer que ma carrière professionnelle aux divers métiers me préparait à mener cette tâche au succès ? D’entrée de jeu, je considérai que ces concerts seraient une entreprise parmi les autres et à la traiter comme telle. Un premier obstacle était à surmonter : si l’orgue selon son usage liturgique est familier, son répertoire reste réservé au petit nombre des connaisseurs et des amateurs de musique dite « classique ». Il fallait ramer dur pour amener le public à des concerts dont ce n’était ni la pratique ni la culture, et, l’on sait le coût exorbitant de toute publicité à l’instar des « grands » festivals ! Michel Verdier, conseiller municipal de l’équipe de Claude Ménard, fut le créateur des premières affiches sans que son talent ne nous coûte rien. Et ainsi en fut-il du lancement : huit concerts jalonnèrent les mois de juillet, août et septembre 1989, soit un par semaine, environ 150 affiches furent distribuées aux commerçants et apposées à trente kilomètres à la ronde, des articles furent publiés dans la presse, tandis que l’office de tourisme diffusait une bande annonce faite « maison » grâce à la voix d’or de Marine Guigné, toute jeune animatrice de Radio-Cuguen. La population devait savoir qu’un orgue de toute beauté venait d’orner son église et qu’elle était conviée à venir l’entendre. Curieusement, les réactions furent parfois surprenantes : « C’est-il un enterrement qu’on nous annonce dans la ville que tu nous mettes de l’orgue ? » demanda-t-on au responsable de l’office. Surprenante à première vue, cette réaction, mais finalement très logique : dans la mentalité collective, l’orgue est associé aux obsèques et aux fins dernières en général. Ce sera l’objet d’une réflexion plus approfondie dans une publication ultérieure.

« Résultat globalement positif. »
Le résultat fut plus qu’encourageant ; une centaine de personnes venaient à chaque concert, et la presse de l’époque publiait chaque semaine un article dithyrambique. Pour l’instant l’objectif était atteint quant à la fréquentation. Il restait à parfaire la programmation et la pérennisation de l’entreprise. Ce sera le travail des trente années à venir, et voir germer les graines semées ab initio. Le dernier concert de la saison avait lieu en septembre, et je me trouvais au Portugal pour mon travail. Le maire avait annoncé qu’il prendrait la parole. Je devais impérativement être là. Je fis l’aller et retour Porto-Paris à mes frais, et dans l’avion, je ruminai ce que j’allais dire. C’est vrai, avec l’équipe municipale, Michel Verdier, Patrick Larivière, Arsène Lechat, Nicolas Simonnet, nous avions œuvré et manœuvré pour maîtriser tous les détails de notre organisation, mais il n’est pas aisé pour un acteur d’énoncer le pourquoi de son action. Quel message fort qui parlerait à la raison fallait-il faire entendre, alors que nous avions créé des heures d’émotion partagée au cours des concerts au-dessus des divisions de croyance, d’origine et de culture ? Enfin les mots vinrent d’eux-mêmes trotter dans ma tête. En substance, Claude Ménard dit ceci : « Quand nous avons lancé cette saison de concerts, nous ne savions pas très bien où nous allions, mais l’expérience a été globalement positive. Notre volonté est de la poursuivre… » Ainsi avait parlé la parole politique au nom de tous. Je demandai à Claude Ménard l’autorisation de répondre, et aujourd’hui encore je ne changerais pas un iota. Je dis simplement : « Merci, monsieur le maire, pour vos paroles si bonnes à entendre. L’orgue a été de toute évidence l’élément essentiel de cette saison de concerts. Mais nous ne devons pas oublier les organistes qui ont su l’animer et nous charmer. Nous oublions trop souvent qu’ils ont sacrifié les parties de foot et les récréations de leur enfance pour maîtriser à la fois leur propre corps et cette machine monstrueuse pour en faire tout ensemble un instrument de musique. Et si les virtuoses qu’ils sont devenus n’ont à moudre que le grain de l’accompagnement des cantiques du dimanche, c’est un peu comme un pur sang que l’on condamnerait au manège. Il leur faut le vent et l’espace pour donner le meilleur d’eux-mêmes, comme ils l’ont fait tout au long de cette saison. » Ainsi était née « Musiques à Pontorson ».

La menorah.
Une publication future viendra raconter la suite dont ce texte n’est que le prélude. S’inscrivant désormais dans la durée, l’expérience initiale se structurerait à mesure que les difficultés de la route se rencontreraient. Et, en particulier, un objet symbolique fort mérite ici qu’on s’y arrête un instant : il s’agit de la menorah qui orne de baptistère de l’église. Nous avons tous une idée de la signification de ce chandelier à sept branches qui est aussi le symbole adopté par l’Institut d’Israël à Paris. Le livre de l’Exode nous en donne à fois la description précise, et les autres textes de la Torah et du Talmud le développement symbolique. Nous lisons dans l’encyclopédie des symboles publiée sous la direction de Michel Cazenave : « Le chandelier est un arbre de lumière dont la plus haute fleur rayonne. Cette lumière parvient jusqu’à Dieu, et l’éclat de tous les chandeliers monte vers Lui… C’est ainsi que la tradition rapporte qu’au temps des Macchabées, la menorah avait brûlé pendant les huit jours de la sanctification du second Temple, alors qu’elle n’était alimentée que par une petite cruche d’huile que l’on retrouva intacte. » Rien de plus ritualisé qu’un concert : du chaos du monde et de son bruit, nous recréons l’harmonie et l’écoute fervente. Très vite, le désir me vint d’avoir un chandelier à sept branches pour ouvrir nos concerts. Inutile de réclamer l’attention et de faire taire les bavards : l’allumage des cierges suffit à créer le climat. Je proposai à l’abbé Ganné d’en faire faire un par Jean Galle, ferronnier à Pontorson, et même d’en acquitter le coût. L’abbé Ganné fut conquis par l’idée et me dit que la paroisse s’en chargerait. Proposition acceptée, mais quel délai ? Un, deux, trois ans passèrent. Fin 1994, allant chercher chacun son courrier, je rencontrai l’abbé Ganné sur les marches de la poste, et il me fit part de son départ prochain de Pontorson. Exprimant mon regret de cette décision, je lui dis : « Et mon chandelier ? » « Allez le voir, répondit-il, il est fait. Il est dans l’atelier de Jean Galle… » Là, dans le bric à brac de cet atelier, parmi les barrières et autres engins utilitaires, trônait ce qui était fort loin de ce que j’avais imaginé, et, de surprise, je restai coi. Très sensible, Jean Galle s’en aperçut et me déclara : « Il ne vous plaît pas ? Ce n’est pas ce que vous vouliez ? » Je balbutiai de vagues excuses : « Non, ce n’est pas cela, mais, voyez-vous, j’avais imaginé tout autre chose. Mais, venez avec moi le mettre dans l’église. » Là, posé dans le transept, cette œuvre d’art, dans la simplicité dépouillée de ses formes, s’épanouit dans toute sa majesté et révéla son excellence. Ce triangle concentre toutes les proportions de l’église et s’impose comme s’il avait été là de toute éternité. Je contemplai en silence quelques instants tandis que Jean Galle attendait. Enfin, je lui déclarai : « Monsieur Galle, comment avez-vous fait pour vous imprégner de l’essence même de cette église et l’avoir transposée dans votre chandelier ? C’est une œuvre d’art réelle que vous avez fait là ! » Il me répondit : « Vous savez, je ne fréquente pas beaucoup l’église, et je fais plus souvent des barrières pour les paysans que des chandeliers, mais je viens parfois aux enterrements. Aussi, parmi la foule, j’ai bien regardé alentour, les voûtes, les piliers, et je me suis laissé imprégner. C’est comme ça que j’ai fait. » « Monsieur Galle, tout à l’heure, je vous ai blessé, ne dîtes pas non, je vous présente mes excuses. » Très droits, très dignes, très émus, il me dit : « Je les accepte. » et, solennellement, nous sommes serré la main.
A quelque temps de là, fort probablement le 11 novembre 1994, un concert avait lieu, concert de clôture de la saison comme il en existe peu, avec une création de Valéry Aubertin sur des poèmes de Françoise Coulmin, présente pour la circonstance, avec Eric et Marie-Ange Leurent-Lebrun, organistes, Cathy Missika, cantatrice, Franz Wiener, violoncelliste, et Pierre-Antoine Grandy, récitant. La date était d’importance. Michel Judas était présent. Nul autre que lui n’avait autant qualité pour allumer les sept cierges. Il aimait parler au public, et me demanda s’il pouvait dire quelques mots, ce que je lui refusai net. Devant son insistance, je lui concédai : « Vous pouvez parler, mais un seul mot ! » D’un geste hiératique, il alluma un à un les sept cierges. Ceci accompli, il s’adressa au public : « Avec une seule flamme, j’en ai allumé sept. Une seule flamme peut embraser le monde. » Puis, il vint s’asseoir près de moi et me saisit la main. Il la garda dans la sienne jusqu’à la fin du concert et pas un instant ne desserra cette étreinte…