Le sol humide d’Ardevon s’élève peu au-dessus du niveau des grèves, si ce n’est vers le sud. La forme générale est un triangle allongé dont la base est la ligne de la Rive : au-delà du canal du Couesnon est le sol continental du Pont, limite extrême de l’Avranchin et de la Normandie.
Elle n’a de ligne bien naturelle qu’à l’est que côtoie le ruisseau Landais. Ardevon offre à l’archéologie une église, un prieuré, une bastille, une léproserie, une chapelle, et partout le souvenir du Mont-Saint-Michel dont il était une baronnie. Le Terrier de l’Abbaye cite quelques noms remarquables, le Pré-des-Anges, la Croûte, le Paradis, la Bastille. Il y a peu de villages : il y en a trois du nom de Beau-Soleil et il y a encore les Buternes à la Rive.
L’église d’Ardevon est une ecclesiola, c’est à dire qu’elle n’a ni tour, ni transept : elle n’a qu’un joli campanier à trois tinterelles ; mais elle est une des plus antiques du pays. Cette antiquité se révèle dans le côté septentrional où l’on remarque une porte cintrée dans une maçonnerie en opus spicatum, faite de briques et de schiste.
Un grand arc prismatique qui porte le clocheton sépare le chœur de la nef, et tous deux sont du XVe siècle. De cette époque est encore la fenêtre orientale. La cuve ronde du baptistère est fort ancienne. Le chœur renferme quatre tombes, trois avec une croix en entaille, l’autre armoriée. Dans le cimetière est une croix à croisillons bifides. Cette église appartenait au Mont en 1648, et en 1698 rendait 400 liv. : elle était sous l’invocation de la Vierge.
Le Prieuré a plus d’importance sous le rapport monumental, historique et même artistique. Il se compose de trois parties, la grange décimale, magnifique vaisseau, flanqué d’une vingtaine de contrefors, où l’on tassait quinze mille gerbes, l’aile dite la Ferme, partie manable, terminée par deux pavillons à toit aigu, avec un réfectoire et des cellules, orné de l’écusson abbatial, et l’aile dite des Grands-Logemens, dont le rez-de-chaussée n’offre que des étables, des écuries et des celliers, où l’on remarque une colonne de style roman, mais dont l’étage offre une construction originale, d’une physionomie orientale, qu’on appelle le Prêche.
Cette partie est très-voisine de l’église avec laquelle elle a peut-être communiqué. Il est probable que c’était la chapelle et que les fidèles y arrivaient par le pignon où l’on voit une porte murée et quelques traces d’un escalier. Ce qui caractérise cette partie, ce sont trois fenêtres ogivales divisées en deux trèfles par un pilier court, très-finement taillé, et surmontées d’un trèfle. Elle doivent dater du XIVe siècle. Un campanier était autrefois sur le pignon.
Un peu en-dehors de ce carré de bâtiments est le colombier qui fut construit en 1636 ; l’ensemble des édifices fut réparé en 1639. Le Manoir d’Ardevon remonte à une certaine antiquité. Il est cité « nostrum manerium de Ardevone », dans une lettre du prieur Thomas au pape, en 1207.
La Maladrerie d’Ardevon ou chapelle Saint-Gilles est située dans le village de Saint-Gilles. Elle appartient au XVe siècle : elle renferme encore quatre statues gothiques, dont une est celle du patron, invoqué contre le mal de la peur, et elle a conservé un joli vitrail qui représente une madone.
Elle est désignée sous le nom de Maladrerie du Mont-Saint-Michel, dans le Pouillé de 1648 ; dans la statistique de 1698, elle figure avec un revenu de 350 liv. Vers 1620, dom Huynes écrivait : « La chapelle Saint-Gilles ou Léproserie d’Ardevon est en la présentation du chapitre du Mont. Celui qui en jouit doibt être prestre et desservir aux quatre paroisses voisines, leur administrer les sacremens, leur dire messe au deffaut dautres prêtres ».
La chapelle de la Madelaine n’existe plus que dans les souvenirs, à moins qu’on n’en voie des reste dans quelques pierres, dans une croix bifide, et dans la statue de la Sainte, placée devant la porte d’une simple maison. Elle était au village de la Rive, et remontait à une époque reculée. Chaque année les religieux du Mont y venaient en procession, et ce fut pendant une des ces processions que les Protestants tentèrent de surprendre l’abbaye.
Ardevon eut aussi, vers 1420, une bastille, élevée par les Anglais, et si bien détruite aujourd’hui qu’un nom seul est tout ce qui en reste. Le 24 mai 1419, Henri V, Roi d’Angleterre, qui possédait presque toute la Normandie, où le Mont-Saint-Michel protestait contre sa conquête, voulant contenir le pays et bloquer la forteresse, donna à Jean Swinford « la terre et seigneurie d’Ardevon qui avait été au prieur et couvent du Mont-Saint-Michel, à charge d’y construire bastille et garnir de gens d’armes. ». Un historien, qui ne cite pas ses autorités, dit « que les assiégeants se retirèrent à Ardevon, à une lieue de la côte, et y bâtirent un fort dont G. Biotte, vicomte de Carentan, qui l’avait fait construire, en 1422, fut gouverneur. ».
Aussi une de ces assertions est-elle contredite par un chroniqueur authentique, qui met la bastille à la Rive : « Du costé de la grève, ils bastirent plusieurs forts et bastions : ils dressèrent entre autres une bastille à la Rive d’Ardevon et une en la paroisse d’Espas, tellement qu’on ne pouvoit plus entrer ni sortir de ce Mont. ». Il est évident d’après ce texte, d’après le nom qui reste, de d’après les nécessités du blocus que c’est la Rive qu’était située la bastille.
Telle est la statistique monumentale de cette importante localité. La baronnie d’Ardevon n’est pas moins importante au point de vue de l’histoire. Nous donnons maintenant dans leur série chronologique les documents historiques que l’on peut aisément localiser.
Ardevon, avec sont nom celtique, est un antique établissement. Il y avait un marché et une foire au moins au XIe siècle, car Robert Courte-Heuse donna en 1087 au Mont le marché d’Ardevon : « Mercatum in villa que vocatur Ardevon et in eadem villa feriam annalem in festicitate B. M. ». Dom Huynes cite ce don et ajoute « On présume que Rollon 1er, Duc, donna Ardevon au Mont » et D. Le Roy précise la date : « 912. Don d’une terre qu’on présume être Ardevon par Rollon. ».
En 1066, Liger « Prepositus de Ardevone », souscrivit à la charte de Poterel.
Un historien cite un seigneur d’Ardevon parmi ceux qui suivirent le parti de Geoffroi d’Anjou au XIIe siècle.
Dans le XIIIe et XIVe siècle le Mont fit beaucoup d’acquisitions dans Ardevon, comme le prouve cet extrait des titres les plus intéressants de l’Inventaire : « Conv. inter abbatem et Gauf. Pigace apud Ardevon 1217. – Littera de puteo de Ardevon in Acigneio 1220. – Lit. furni de Ard. – Leprosarie de Ard. 1201. – Quitancia in quodam fardello… 1311. – L. emptionis manerii de Acigne 1234. – L. quod abbas non potest cogi ut sint monachi residentes apud Ard. 1232. – L. Nic. de Maidrie de duobus maneriis in Ard. ».
Ce fief d’Assigny était le plus important après le Prieuré, et il est souvent cité dans le Terrier où il est appelé « Prévôté ruineuse. ». Le Gallia en parle aussi : Rob. de Thorigny en 1248 « significavit ab hominio se liberavisse pro terra Gauf. Pigasse Alanum d’Acgny militem ut regi hominium proestaret. ».
En 1261, le Mont acquit les prévôtés, corvés et services en Ardevon, Huynes, Curey, Beauvoir et Brée, et reçu, en 1379, le four à ban d’Ardevon. Beaucoup de travaux et d’acquisitions furent faits au Prieuré dans le XVIIe siècle : « Acquisition du bois taillis de Guitter pour 218 liv. – Réparation au manoir, 1628. – Construction du colombier, 1636. – Acquisition de la Bedonnière, 1639. – Réparation générale du manoir et maison habitable, et de la grande grange, 1639. – Déclaration d’hommage de N. Guischard pour les fiefs de Villers, Tournay, Pitelou, Prelong, la Croix et Saint-Benoît, dépendant de la baronnie d’Ardevon, 1646. – Pavement du chanceau de l’église parrochiale, 1647. – Réparation de la chapelle de la Magdelaine. ».
Ardevon, étant le point du littoral le plus rapproché du Mont, a dû être le théâtre d’engagement dans les sièges de cette forteresse. L’histoire a conservé le souvenir de trois affaires importantes qui eurent lieu en cet endroit, à trois époques caractéristiques, dans la guerre entre les fils du Conquérant, dans le grand siège du XVe siècle, et dans les guerres de religion.
Robert Wace a raconté longuement, et d’une manière dramatique, le siège du Mont, dans lequel Henri fut bloqué par ses frères Robert et Guillaume. Nous citerons ce que son récit a de local :
Le Munt assistrent environ
De Genez de si a Coisnon
E la riviere d’Ardenon.
A Avrenches li Reis séeit
E a Genez li Dus esteit.
Mult véissiez joster sovent
E tornéier espessement
Entre li Munt et Ardenon
E la riviere de Coisnon.
On connait les deux épisodes de ce siège : Guillaume renversé de cheval d’un coup de lance par un soldat effrayé d’avoir frappé le Roi, et auquel celui-ci dit : « Per vultum de Luca ! meus amodo eris et meo albo insertus ; » et Henri, manquant d’eau, en envoyant demander à Robert qui lui envoie un tonneau de vin, Guillaume irrité disant : « Benè scis actitare guerram qui hostibus praebes aquae copiam ! » et Robert faisant cette belle réponse en souriant : « Papae ! dimitterem fratrem nostrum mori siti ! Et quem alium habebimus, si eum amiserimus ? ».
De la bastille d’Ardevon, pendant le siège du XVe siècle, sortaient souvent les Anglais pour engager des escarmouches et des tournois sanglants sur la vaste lice des grèves. Un historien contemporain raconte très-agréablement une de ces rencontres compliquées d’un nouvel ennemie :
« En ce temps ceux de la garnison dudit Mont saillaient presque tous les jours pour escarmoucher avec les Anglois et y fesoit-on de belles armes. Messire Jehan de La Haye, baron de Coulonces, etoit alors en un château du bas Maine, nommé Mayenne la Juhais, et alloient souvent de ses gens audit Mont et pareillement de ceux du Mont a Mayenne. Ledit baron sceut la maniere et l’estat des Anglois et fist scaveoir a ceux du Mont quils saillissent un certain jour et livrassent grosse escarmouche au jour de vendredy et quil y seroit sans faute, et ainsi fut faict : car ledit de Coulonces partit de sa place avant le jour, accompagné de ceux de sa garnison qui chevaucherent neuf a dix lieues, puis eux et leurs chevaux repurent assez legerement, et apres ils remonterent a cheval en venant tout droit vers la place des Anglois, et cependant ceux du Mont qui avoient bien esperance que ledict baron viendront, saillirent pour escamoucher et aussy firent les Anglois et toujours François sailloient de leur place et aussy fesoient Anglois de leur part, tellement que deux à trois cents repousserent les François jusque pres du Mont. Et lors environ deux heures apres midy arriverent ledict baron de Coulonces et sa compagnee et se mit entre Ardevon et les Anglois tellement quils neussent pu entrer en leu place sans passer parme les François que avoit ledict de Coulonces. Finalement ceux du Mont et les aultres François chargerent a coup sur lesdits Anglois lesquels se defendirent vaillamment, mais ils ne purent resister et furent defaits et y eut de deux cents a douze vingts de morts et de pris et entre les autres y fut pris Messire Nicoals Burdet, Anglois ; puis ledit baron de Coulonces et sa compagnee s’en retournement joyeux en sa de Mayenne de Juhais. ».
La scène suivante peindra la violence des partis long-temps après les grandes luttes religieuses :
« Lan 1644, M. de Lorges Montgomery huguenot se mist en la fantaisie de chasser avec une grande meute de chiens, bande de gens a cheval et a pied par toutes les terres et paroisses de la baronie d’Ardevon et vint mesme plusieurs fois jusque dans le domaine de manoir, faisant gloire de gaster les bleds des campagnes et de faire plus de tort quil pouvoit aux moynes… Le prieur envoya vers luy son souprieur pour lui remonstrer amiablement le tort quil faisoit et le supplier de sa desister. Il neut autre reponse de luy sinon quil ny avoit homme au monde qui le put empescher de se divertir a la chasse par tout ou il lui plairoit et le fist sortir de chez luy avec plusieurs parolles rudes contre les moynes… Le jour de l’Assomption estant a la chasse au tour de la paroisse de Huines gastant tous les bleds durent les solennites de la grande messe, le cure de laditte paroisse revestu des habits sacerdotaux sortit de son autel et alla avec ses paroissiens se jetter aux pieds de ce Totila et le prier de considerer le tort quil faisoit au pauvre peuple avec un si grand train de chiens et de chevaux au milieu des bleds. Ce huguenot sans faire estat de cette humble remonstrance poursuivit sa chasse comme devant de sorte que peu apres les serviteurs du manoir d’Ardevon et quelques habitants lui allerent une autre fois au-devant avec un autre appareil bien armez de fusils et despees lesquels apres quelques discours quils tindrent audit sieur layant arreste ils luy tuerent un de ses chiens couchant quil avoit achepte 15lv. ce qui le mit tellement en furie quil protesta de se venger contre les moynes. Sitost donc quil fut a Pontorson et scachant que le pere prieur D. Dominique et D. Romain, tresorier estoient a Ardevon, croyant quils y coucheroient, depescha audit lieu une bande de bandouliers tous masquez et desguisez avec ordre de tuer ledit prieur, mais ne les ayant pas trouvez ils deschargerent leur colere sur les domestiques et quelques honnettes personnes qui y estoient couche. Ledit prieur scachant que lesdits serviteurs et hostes avoient ainsy este fort maltraittes de coups despees et de bastons et que mesme quelques uns eussent ete tues sur place sils ne se fussent sauvez par les fenestres et a la faveur de la nuict, de ladvis de ses serviteurs advertit par lettres le sieur de Souvré, abbe de ce lieu, desdites violences du sieur Lorges. Ledit abbe prenant cela pour un affront a sa personne prist laffaire a coeur et la porta pour partie intervenant que fut si vivement pousse par les religieux quil y eut decret de prise de corps contre le sieur de Lorges et contre les assassins un desquels fut rechepte de la potence six mois apres par Monseigneur de Guyse… Tout cela estonna merveillement notre calviniste qui ne trouva pas de meilleur expedient que de se procurer un secours par quelque puissant ami. A cet effet il prist la poste et alla en Champaigne supplier M. le Duc de Guyse qui avoit este abbe de ce Mont de la favoriser en cette affaire… Ce qui fut fait pour le grand respect que lui portoit toute la communauté du monastere… Il apprit par lui ne faisoit pas bon saddresser et choquer les moynes. Cette affaire lui cousta plus de 15000liv. Depui il na fait aucune action qui pust offenser les religieux, au contraire, il est parfois venu assister ledit P. prieur et souvent a envoye ses enfans pour lui faire la mesme civilite. »
À Ardevon se rattache un nom de la Conquête. Un Robertus de Alvers était à la Conquête, et il ne reçut du Conquérant qu’une maison à Northampton. Ce Robert d’Auvers était d’origine Française. Deux familles Françaises semblent avoir le droit de faire remonter leur origine jusqu’à lui. En Normandie, d’après le Livre Censier du Mont-Saint-Michel, un Robert d’Auvers est cité comme tenant des terres que l’abbé de ce monastère avait achetées de Garin d’Auvers, dans le champs d’Auvers en Ardevon. Dans Les Pas, un Jean d’Auvers devait à cette abbaye certaines redevances pour un hébergement ainsi que pour le fief d’André d’Auvers.
Tel est l’état monumental et historique de cette importante localité toute plein des souvenirs du Mont-Saint-Michel. L’étymologie d’Ardevon, Ardenon, tirée du mot celtique Arden, forêt, consacre son origine gauloise et le souvenir des bois littoraux aujourd’hui disparus.
La voie qui la traverse, appelée dans une charte pour cette paroisse « Queminum Montensem », et qui est la ligne du Mont à Saint-James, consacre sans doute le souvenir des Romains. Elle rappelle encore les pèlerinages qui affluaient dans cette direction de toutes les parties de la France et de l’étranger. C’est de ce point extrême de la terre qu’on saluait la gigantesque montagne qui, par sa masse et par le mirage des grèves, fait croire à une trompeuse proximité.
Sur ce rivage, en face de la « bleue et sauvage baie de Normandie », un dernier pèlerin, celui de la science et de la poésie, se refaisant l’homme d’autrefois, chanta la sainteté et la beauté de l’abbaye guerrière dans de beaux vers imprégnés du sentiment de la nature et du Moyen-Âge :
On night within thy guarded walls,
O Mont Saint Michel ! now is more
To me than in Arabian halls
Whole heaps of legendary lore.
No mail-clad-knight from Palestine
No sandal’d monk from fabled land
With bosom more devout than mine
E’er cross’d thy bleu and channell’d sands ;
Chiefs, kings and cowl’d hierarchies
Of yore, semm’d marshalling my way,
As, barefoot too, in pilgrim guise,
I paused before the turrets grey.
There stood’st thou, nature’s hermit-king,
The worship of a world, that deem’d
Its glory at fleet to fling
What richest flashed or brightest gleam’d.
The towers thy guards ; thy throne of fame
Thy pyramid of rocks that soar
To heaven, and on thy brows the same
Rich gothic mitre as of yore.
Still let the village girls repair
To hang with flowers the archangel’s shrine,
And home in bright remembrance bear
Thy shells, unblamed by lyre of mine.
And I myself (let grey beards smile)
The like memorials bear away.
Farewell, farewell time-hallowed piled !
Adieu thou wild blue normand bay !